Criminels


21.07.10

A l’heure où je me mets à écrire, Lisie nous a quittés pour Manchester. On vient de recevoir un SMS de sa part : « La totale ! ». Elle fait allusion aux contrôles de sécurité qu’elle a subis à l’aéroport Ben Gorion de Tel Aviv. Nous en saurons plus demain quand nous l’aurons eue au téléphone. Merci à elle pour sa présence ces premiers jours, pour sa curiosité et son engagement dans le projet.

Ces trois derniers jours nous avons baroudé. Jenin, Jérusalem trois fois, Ramallah deux fois, Tel Aviv et bien-sur Bethléem où se trouve notre QG.

A Jenin, nous devions rencontrer Juliano Mer Khamis, le directeur du Théâtre de la Liberté établi dans le camp de réfugiés de la ville. C’est un homme à part sur ce territoire ciselé. Sa mère était juive israélienne et son père palestinien. Il est le réalisateur d’un film qui relate son aventure au côté de sa mère dans ce camp de réfugiés. Nous avons d’ailleurs pris l’habitude de diffuser ce film à la suite de nos représentations de « témoignages, compte rendu théâtral de séjours en Palestine ». Pour tout ceux qui travaillent artistiquement sur des territoires… disons sensibles, ce film est là pour nous rappeler que nos actes existent à l’intérieur d’une réalité crue souvent plus forte que toute nos tentatives pour la déjouer.

Par malchance, et bien qu’il nous ait conviés à venir, Juliano était absent. « Problèmes personnels » nous a-t-il fait savoir par SMS. C’est dommage, voire énervant, mais nous avons tout de même assisté à un filage d’une pièce de Khanafani jouée par les étudiants en théâtre de Jenin dirigés cette fois par un metteur en scène américain dont le nom m’échappe. Une expérience intéressante qui me renvoi à l’objectif de notre séjour ici : Poser les jalons de l’écriture d’une pièce alliant théâtre, danse et photographie et qui doit passer par la réalisation d’une performance aux abords du mur de séparation l’an prochain.

En rentrant de Jenin, nous nous sommes rendus une nouvelle fois dans le camp de réfugiés d’Aïda pour y faire quelques expériences dansée filmée contre le mur. Un chien crevé finissait sa putréfaction à dix mètres de nous. L’ambiance était lourde et puante et nos propositions dansées, filmées, jouées, bien peu de choses face au colosse de béton et à la puanteur de la mort. Rapidement, nos fesses par terre et nos dos contre le mur, nous entamons une longue discussion. Quel sera la place des artistes palestiniens dans cette performance ? La veille, Emilie et Lisie ont rencontré un groupe de jeunes danseurs : Diyar theater danse, dirigé par notre ami Mohamed Awwad, l’interprète de Gilgamesh dans la pièce que j’ai montée en 2004 avec des artistes français et palestiniens. Quels seront les publics de cette performance ? D’un côté du mur des palestiniens de Bethléem. Ça d’accord. Mais de l’autre côté ? Des activistes israéliens ? Le reste du monde (comme on dit au football) ? Qu’est-ce qui se jouera ? Qu’est-ce qui passera le mur et comment ? Autant dire qu’à notre retour les quelques périodes de résidences d’écriture programmées, mais difficiles à dégoter, ne seront pas de trop.

Dans l’après-midi, nous nous sommes rendus à Ramallah. La ville était noire de monde. A pied, en voiture, la circulation y est très difficile. Je me demande où était toute ces personnes en juin 2002, quand nous étions arrivés là pour la première fois et que les rues étaient vides à cause des couvres feux à répétitions et du siège du palais présidentiel où était enfermé Yasser Arafat.

Nous venons pour rencontrer le groupe de danseurs traditionnels El Funoun. Ils sont très intéressés par notre projet et souhaitent qu’on leur face des propositions précises à l’issue de notre première résidence d’écriture cet automne à l’Entrepont à Nice. Nous repartons enthousiastes avec dans la poche les billets d’entrée de leur prochaine représentation.

Ce matin, nous sommes partis pour Tel Aviv. Nous accompagnons Lisie pour son départ et avons donné rendez-vous à Omer. C’est un artiste israélien rencontré par Olivier sur Facebook. Il arrive accompagné de son épouse et une discussion d’à peu près trois heures s’engage. Nous souhaitions le rencontrer pour deux raisons. D’une part, pour son travail sur la vidéo captée et diffusée en temps réel. D’autre part, pour son témoignage entant qu’ancien soldat de l’occupation.

Il nous livre alors son histoire. Né en Israël, à 18 ans il est appelé pour effectuer son service militaire. Avec la complicité de ses parents, il met en place un scénario qui lui permettra d’être réformé et de constituer avec quelques uns de ses amis une communauté régie par un fonctionnement socialiste au sein d’un kibboutz. Lorsque ces amis sont à leur tour appelés pour leur service militaire, il fait tout pour les rejoindre et s’engage avec eux dans une troupe d’élite. Il n’aurait pu s’engager avec eux sans cacher son asthme à ses supérieurs. Mais au premier entrainement il fait une crise et se retrouve muté à Jéricho pour plusieurs mois. Nous sommes à la fin des années quatre-vingt-dix. Les accords d’Oslo sont en train de fissurer. Après quelques mois sans accros : Insouciance (inconscience), piscine et manches courtes, un officier se fait tuer juste à côté de lui par un résistant. Il demande sa mutation et se retrouve à organiser la sécurité d’une colonie israélienne en Cisjordanie. Même inconscience, même jeux décontractés entre soldats. Un jour qu’il attend un bus, un homme l’attrape par derrière et l’embrasse. Il décrit avoir ressenti ce geste comme celui d’un ami qui aurait voulu le surprendre. Dans les secondes qui suivent, l’homme actionne les explosifs qu’il porte sous ses vêtements. Après un temps indéfini, Omer se relève. La ferraille de son fusil explosé lui est entrée en plusieurs morceaux dans le dos et les bras. Il sent une odeur. Comme si quelque chose brulait. Il peine à se rendre compte qu’il s’agit de son uniforme. Il observe le corps du jeune homme estropié et s’allonge dans le sang et la chaire carbonisée pour éteindre le feu qui consume son uniforme. Il décrit le sifflement de la chaire et du sang au contact du feu. Lorsque l’armée arrive sur les lieux, il a perdu ses plaques d’identifications militaires que porte chaque soldat autour du cou. Les soldats sur place ont du mal à identifier à qui appartiennent les différents morceaux de corps humains dispersés et doutent de son identité jusqu’à ce qu’il parvienne à la prouver. A l’hôpital, il met plusieurs mois à retrouver l’ouïe et souffre de plusieurs crises de paranoïa.

Cette histoire est terrifiante.

Le jeune homme qui nous raconte ça, les avant bras scarifiés, n’est pas haineux. C’est un artiste qui nous ressemble et qui s’évertue à chercher une solution pacifiste au conflit. Nous discutons longuement et parvenons à un point où son trauma et la propagande israélienne qu’il subie depuis son plus jeune âge le pousse à nier la notion même de territoires occupés et la réalité de la colonisation. Nous bifurquons un temps et abordons la question de nos travaux artistiques respectifs pour revenir finalement sur le sujet. Pour lui et son épouse il est, par exemple, inimaginable que nous puissions en ce moment habiter à Bethléem. Pour eux, la Cisjordanie est un lieu habité seulement par des fous sanguinaires. Ils nous demandent plusieurs fois : « Vous habitez vraiment à Bethléem ? ». Ils n’y croient pas. Nous leur proposons de nous accompagner ce soir. Ils nous répondent que ce n’est pas possible, qu’ils s’y feraient tuer.

Je n’ai pas envie de les blâmer et nous reviendrons les rencontrer pour enregistrer leur témoignage. Mais ce soir en rentrant à Bethléem, nous n’avons rencontré aucun fou sanguinaire. Nous avons vu une file de quarante palestiniens au cheik-point attendant une autorisation israélienne pour rentrer chez eux. Nous sommes allés assister à une répétition de théâtre d’El Diyar Theater Danse. Nous nous sommes fait inviter à boire le thé par l’épouse de notre ami Abdel Fatah Abu Srour, directeur du Centre Culturel Al rowwad, lui-même en ce moment bloqué à la frontière jordanienne et qui nous met à disposition le rez-de-chaussée de sa maison pendant notre séjour. Nous avons rit avec son neveu trentenaire et commerçant en matériel électrique…

Combien faudra-t’il encore de jeunes gens manipulés estropiés ? Combien faudra-t’il encore de travailleurs parqués contrôlés tous les jours ? Combien de temps faudra-t’il encore attendre pour que nous décidions de faire définitivement la peau aux généraux de Tel Aviv, de Washington, de Paris ou d’ailleurs ? Criminels !

Emilien Urbach

Photo : Olivier Baudoin

Pour se renseigner sur les activités du Théâtre de la Liberté : http://www.thefreedomtheatre.org/

Pour se renseigner sur les activités d’Al Rowwad : http://alrowwad.virtualactivism.net/

Pour se renseigner sur le travail d’Omer : http://omer.arts-collective.com


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